GB_1985

Paroles de Jean Marin

Voici le texte de Jean Marin, lu également ce 1er juin 2013:

J’ai rencontré « l’homme libre »

Frédéric Dumas, « Didi » pour les intimes, était la définition incarnée de « l’homme libre ».

Libre dans sa vie qu’il a toujours menée comme il l’entendait jusqu’à la fin de ses jours. Libre également dans son ton : Didi avait une liberté de parole inimitable. Il était « cash », entier et drôle. Il ne trichait jamais avec ses passions et ne se cachait pas derrière de fausses pudeurs. Il était fier de sa vie et aimait la raconter.

Nous nous sommes connus à Sanary-sur-Mer en 1973 chez des amis communs et j’ai eu la chance de partager des moments intimes avec lui pendant les vingt dernières années de sa vie.

Didi  était vraiment un personnage hors du commun, qui s’était créé un univers bien à lui. Dans sa maison de Port-Issol, qui était trop grande pour lui, il avait aménagé au rez-de-chaussée un petit studio, une sorte de cabine dans laquelle il vivait, délaissant le reste de la bâtisse sauf pour quelques occasions, l’été en particulier, pour partager les vacances de ses filles Hélène et Juliette. Alors, nous ne le voyions plus.

Autour de cet antre tout avait été façonné par lui au fil du temps : la cave creusée à la main servait de remise aux nombreux souvenirs qu’il avait accumulés tout au long de ses aventures. Dans le jardin il avait sculpté un énorme figuier pour en faire un promontoire de trois étages avec vue sur mer. Il avait une passion pour ce jardin dans lequel il cultivait des « soleils » multicolores –autrement dit des gazénias-, il y faisait germer des graines rapportées du bout du monde.  Dans mon jardin un palmier qui mesurait alors quelques centimètres dresse aujourd’hui plusieurs mètres vers le ciel. Et aussi un fedjoa qui est devenu arbre et qui produit des fruits chaque année et que nous mangeons en ayant une pensée pour lui.

Didi avait également ce rapport particulier avec le temps propre aux hommes qui ont eu une vie riche à travers le monde .Levé très tôt il consacrait tous les matins quelques heures à son bureau pour mettre en pages ses souvenirs, sa  vie. Il a écrit cinq livres (1) passionnants, dont il était très fier. Vers 11 heures, il descendait sur le port pour faire son marché, son cabas bricolé sur l’épaule et toujours vêtu d’un pantalon en toile bleue et chaussé de tongs été comme hiver. Il avait une allure extraordinaire ! Lorsqu’il était trop chargé ou qu’il pleuvait, ou qu’il était trop fatigué, il s’asseyait sur la fontaine, en bas de mon cabinet et m’attendait pour que je le ramène chez lui. Sa santé se dégradant ce rituel est devenu quasi quotidien, et j’y prenais un réel plaisir : c’était en effet l’occasion d’échanger quelques pensées au gré de son humeur, parfois drôle et caustique, parfois silencieux.

Après un repas souvent frugal, il faisait la sieste puis consacrait quelques heures à son jardin. Il aimait se promener en haut de la plage de Port-Issol en jetant un regard sur les naïades aux seins nus : le « lolorama » disait-il en riant.

Bien sûr les promenades le long de la Cride ne se résumaient pas à cela. Ainsi, il ramassait des bois flottés qu’il polissait, sculptait avec une patience admirable. Il observait les empreintes de dinosaure, les huitres fossiles le long de la falaise. Il a été à l’origine de la découverte de la villa romaine de Portissol, en observant la mise à nu de certains murs résultant du  travail des vagues sur la plage. (2)            

Plus jeune, il était déjà passionné par l’archéologie et par exemple, une des grottes ornées du Destel porte son  nom .Il a également pris part aux fouilles de l’habitat ligure du Gros Cerveau.

Les soirées que nous passions avec lui étaient toujours animées et joyeuses, un verre de whisky à la main nous parlions politique bien sûr –mais très peu- et dans les grandes occasions. Je me souviens, lors de l’élection de Mitterrand dont le slogan de campagne avait été « votez pour le changement », de la réaction de Didi : « maintenant je vais voter pour le changement » et il rigolait.

Souvent il évoquait l’une des campagnes faite avec Jacques-Yves Cousteau. Nous l’écoutions avec passion parce qu’il parlait de certains détails, de certaines émotions, de découvertes comme il les avait lui-même vécu.

Il possédait une copie du « Monde du silence ». Un soir, entouré d’amis réunis pour une projection il commenta le film au fur et à mesure de son déroulement, arrêtant la projection il parlait du tournage, expliquait les prises de vues, celle de la danse avec « Jojo » le mérou était le fruit du hasard, n’était évidement prévu dans le scénario d’origine et fut ajoutée. La soirée dura quatre heures à l’horloge et pour nous un instant de bonheur.

Il avait une véritable vénération pour Jacques-Yves Cousteau. Cela à plus d’un titre et nous le comprenions fort bien. La grande aventure de la plongée qu’ils ont inventée, la découverte du continent sous-marin, les innombrables péripéties vécues ensemble, l’amitié profonde qui les unissait expliquent cet engouement. De plus Didi avait toujours en mémoire que Cousteau lui avait sauvé la vie à la Fontaine de Vaucluse (3). En 1975 Cousteau fit appel à lui pour une ultime campagne en Grèce. Malgré ses 62 ans Didi est parti immédiatement. Nous étions inquiet vu son état de santé et son âge. Il a plongé quotidiennement à 40 mètres de profondeur et il en est revenu heureux et très fatigué. Ce fut sa dernière mission, elle le combla de joie et de bonheur. Il avait eu raison de l’accepter. Il nous parlait de ses meilleurs souvenirs et aussi des plus désagréables comme les plongées sur l’Andréa-Doria décrites dans son livre « Angoisses dans la mer ».

Quelques fois nous passions lui rendre visite dans l’après-midi avec mon fils Philippe alors âgé de 13-14 ans et mon épouse. Il nous recevait dans la maison où chaque objet, chaque photo était source de souvenirs, de commentaires nombreux et passionnants sur ses aventures ; nous visitions son musée.

Il était plein d’humour : ayant une vieille incisive sur pivot qui se décollait de temps en temps, il mettait alors à la place un chewing-gum et venait à mon cabinet -je suis dentiste- en disant : « j’ai mis en place la prothèse molle du docteur Dumas ».

Nous avions à cette époque un chien de race Saint-Hubert et le hasard faisait que Cousteau en avait eu un sur la Calypso , ce qui l’amenait à nous parler de la vie sur le bateau et de Simone Cousteau qui assurait l’intendance.

A la fin de sa vie à l’hôpital de la Croix-Rouge de Toulon il nous disait combien sa vie avait été riche et passionnante ; il savait sa fin proche et restait serein.

Didi nous a honoré de son amitié ma femme, mon fils et moi. Le souvenir que nous en avons reste ancré dans nos cœurs et dans nos pensées : celui d’un homme passionné et passionnant, aimant la vie, ayant accompli une œuvre énorme au sein de l’équipe Cousteau, ayant contribué à ouvrir le sixième continent à l’humanité.

Nous avons eu la chance de le côtoyer au quotidien, il est en nous à jamais.

Catherine et Jean Marin "sous" le palmier qui n'avait que quelques centimètres lorsque Frédéric Dumas le leur offrit.  Photo Franck Machu 2012.

Catherine et Jean Marin « sous » le palmier qui n’avait que quelques centimètres lorsque Frédéric Dumas le leur offrit. Photo Franck Machu 2012.