GB_1985

Georges Bertrand, un plongeur discret

Le Commissaire général Georges Bertrand

Jacques Bertrand son fils est un de nos plus anciens adhérents et actif lorsqu’il le peut. Il y a quelques années il nous parla de son père et à notre demande nous apporta et l’éloge funèbre dressé par le Commissaire général (2°S) Gouge et une photo de son père.

Tout d’abord deux courts témoignages de Philippe Diolé un des très grands auteurs de la plongée:

« Passé Toulon, voici Le Brusc et Sanary, domaine sous-marin de Frédéric Dumas, de J. Y. Cousteau et de Georges Bertrand. »

In Philippe Diolé  « Promenade d’archéologie sous-marine »  Editions Albin Michel  1952

&

« Le Commissaire Général de la Marine Georges Bertrand ne fut pas seulement le compagnon parfait de tant de plongées, mais l’ami vigilant qui n’a cessé de m’aider et de m’encourager. »

In Philippe Diolé « L’aventure sous-marine » Editions Albin Michel  1951

Voici la photo:

Commissaire général Georges Bertrand en 1947. Coll. part.

Et l’éloge funèbre prononcé par le Commissaire général (2°S) Gouge:

COMMISSAIRE GÉNÉRAL GEORGES BERTRAND

1899 – 1980

« Le Commissaire général de 1ère classe BERTRAND, Président d’Honneur de notre Association, s’est éteint le 1er Juillet 1980 à son domicile, à Paris, après plusieurs années d’une maladie qui, dans les derniers temps, ne lui permettait même plus de s’alimenter.

Ceux qui ont connu cet homme au corps parfaitement équilibré, au port altier, imagineront mal l’état d’extrême faiblesse auquel il avait été réduit. Au moins a-t-il gardé jusqu’à ses derniers instants toutes ses facultés intellectuelles et son indulgence amusée à l’égard des passions humaines.

Né le 19 août 1899 à Sabres, dans les landes, son père était fonctionnaire des Contributions Indirectes, il avait perdu sa mère à l’âge de 9 ans et fait ses études comme pensionnaire aux Lycée de Chalon-sur-Saône et Bourg-en-Bresse, puis à Fontainebleau. C’est dire que son enfance, hors des périodes de vacances qu’il passait chez deux tantes, dans le Tarn, n’avait pas été particulièrement choyée. Une nouvelle épreuve était venue l’atteindre en 1915 : la mort, au champ d’honneur, de son frère aîné, auquel l’unissait une très profonde et mutuelle affection. Incorporé en avril 1918 comme simple soldat, il avait été affecté successivement, en moins d’un an, à cinq régiments différents d’artillerie qui ne semblaient lui avoir laissé aucun souvenir marquant, puis au centre météorologique du Bourget, et il avait terminé son temps de service en novembre 1918. Il poursuivit alors ses études à la faculté de droit de Paris où, licencié en 1920, il fut l’élève, en 1921, du célèbre professeur Gaston Jèze, futur conseiller du Négus d’Ethiopie [durant la « crise » éthiopienne, 1935, 1936].

Son père meurt alors, le laissant pratiquement sans ressources, et c’est avec l’énergie du désespoir qu’il prépare son concours à l’entrée dans le Commissariat, où il est reçu en septembre 1921.

A sa sortie de l’école il embarque, en mars 1923, sur le croiseur « MULHOUSE » et y manifeste aussitôt des qualités exceptionnelles qui lui valent, dès sa première feuille de notes, les appréciations suivantes de son Commissaire d’Escadre :… »J’ai été frappé de la vivacité et de la maturité d’esprit. (…etc…) de M. Bertrand. Ces qualités, qui se rencontrent rarement chez un très jeune officier, lui ont valu auprès de son personnel une autorité et un prestige dont l’évidence s’impose ».

Ce premier embarquement commence par huit mois de « campagne de guerre contre la Turquie » qui le conduisent, entre autres à Smyrne et à Constantinople, et lui laisseront de merveilleux souvenirs.

On a peine à se figurer, aujourd’hui, le prestige de la France à cette époque, à travers le monde, mais en particulier dans le bassin oriental de la Méditerranée, et l’auréole de gloire qu’y accompagnaient nos marins. Il m’a raconté comment, à Constantinople (je crois), lorsque un officier français pénétrait en fin d’après-midi dans un des grands hôtels, où, apparemment, un petit orchestre était chargé d’entretenir une musique d’ambiance, celui-ci attaquait aussitôt un fragment de la Marseillaise ou de la Madelon

Après deux ans que le « MULHOUSE » il est affecté successivement à la 3ème escadrille de sous-marins, à Toulon (en 1925), au bâtiment hydrographe « BEAUTEMPS- BEAUPRE », alors en Algérie (en 1926), puis, la même année, lors de sa promotion au grade de commissaire de 1ère classe au « Centre d’aviation maritime du Palyvestre » (où il est « toujours volontaire pour toute ascension » note son commandant), et enfin sur le « BEARN » – le premier et, pendant bien longtemps, le seul porte-avions de la Marine française- où il passera trois ans, d’octobre 1928 à novembre 1931.

Marié en août de cette année 1931 il est affecté en novembre au Service des Approvisionnements de la Flotte de Toulon, où il passe 15 mois, puis à la Section administrative de PREMAR III, où il restera 20 mois. C’est au cours de ces trois ans de service à terre qu’il découvre ce qui sera la grand passion de son existence, la plongée sous-marine en scaphandre autonome, (alors le fait d’un petit cercle de précurseurs) qu’il pratiquera aussi souvent qu’il le pourra pendant près de 40 ans, de la Bretagne (à la recherche de la ville d’Ys) aux mers tropicales – avec un magnifique mépris des requins-descendant parfois même à plus de 60 mètres…, jusqu’à ce que les médecins la lui interdisent. Il connaît Cousteau et Dumas, il plonge très souvent avec Philippe Tailliez et Philippe Diolé. Ce sport est alors tellement nouveau que les équipements nécessaires ne se trouvent pas encore dans le commerce : on se confectionne par exemple des masques avec de vieilles chambres à air. En contrepartie les fonds, même à côté de Toulon, sont encore intacts : les poissons ne fuient pas l’homme et la découverte d’épaves endormies est une expérience exaltante. Quelle satisfaction de ramener des amphores (aucune autorité ne s’était encore souciée de réglementer les activités sous-marines), prélevées sur la cargaison d’un navire naufragé il y a 2000 ans ! Toute sa vie il aimera évoquer les sensations de l’apesanteur, les splendeurs de la végétation sous-marine, l’atmosphère étrange du monde du silence, l’euphorie des profondeurs…

A l’automne 1934, au tableau pour « Commissaire principal », il est désigné pour la 1ère escadre, à Toulon, comme Commissaire de la 3ème division légère, commandée par le Contre-amiral Gensoul, plus connu, depuis, pour son rôle à Mers-el-Kébir. Embarqué jusqu’en avril 1936 sur le « FOCH », puis sur le « DUQUESNE » [qui se trouve (2015) toujours à l’Ecole de plongée de Saint-Mandrier], il participe, en particulier, aux missions qu’effectue la Marine, pendant la première période de la guerre d’Espagne, dans les ports restés sous le contrôle du gouvernement républicain, et il y est témoin des excès de l’intolérance et des horreurs de la guerre civile. Parmi d’autres souvenirs il sera spécialement marqué par celui de l’accueil à bord (à Barcelone je crois) d’un groupe de religieuses auxquelles la protection d’une patrouille en ville avait permis de gagner le port et de trouver refuge sur le croiseur : il y avait parmi elles plusieurs vieilles, décharnées, qui semblaient sorties de leurs terreurs de plusieurs semaines, elles s’étaient mises à danser : il avait pensé voir s’animer devant lui un des plus sinistres tableaux de Goya.

Après ces deux ans à l’escadre, le Commissaire principal Bertrand quitte le « DUQUESNE » en octobre 1936 pour 25 ans de services à terre en métropole. Après un bref passage à l’Inspection générale, il est affecté à la Direction centrale comme chef de la « Section du personnel » où il passera plus de 4 ans, très apprécié par le Directeur, le Commissaire général Douillard , dont la haute estime à son égard ne se démentira jamais.

C’est dans ce poste qu’il connaît les heures graves de la mobilisation, la drôle de guerre, puis les heures tragiques de notre débâcle militaire en mai et juin 1940. Avec la Direction centrale il quitte Paris en juin, gagne Brest, prend passage sur le torpilleur « LE HARDI » le 18 juin, et débarque à Casablanca quatre jours plus tard. L’armistice signé, la « Direction centrale de l’Intendance maritime » (comme elle s’appelle alors) regagne la métropole par Alger et prend ses quartiers à l’hôtel de Nice à Vichy.

Quelques 6 mois après, le Commissaire en chef de 2ème classe Bertrand est désigné pour le Service de la Solde de Toulon, comme Chef du Service, puis 6 mois encore plus tard, à la veille de passer Commissaire en chef de 1ère classe, comme chef de la section administrative de la Préfecture maritime. C’est dans le bureau qu’il occupe, à ce titre, là où est installée maintenant l’Ecole du Commissariat, qu’il vivra, le 27 novembre 1942, le sabordage de la Flotte et l’occupation de Toulon, et que, petit commissaire de 3ème classe, chargé par le directeur, le Commissaire général Voiron, d’assurer les liaisons avec les diverses autorités allemandes – et plus tard italiennes – je serai accueilli par lui, hébergé entre mes liaisons, et soutenu avec une bienveillance que je ne suis pas près d’oublier.

En septembre 1943, il est nommé directeur de l’Ecole du Commissariat et chef des Services de la Marine repliés à Annecy, puis transférés en février 1944 à Menthon-Saint-Bernard. Dans ces services, il y a l’Ecole d’Administration, le Service de la solde, deux services n’appartenant pas au Commissariat, des dizaines de familles… au total plusieurs centaines de personnes aux besoins desquels il faut pourvoir, y compris pour leur hébergement, et à cette époque rien ne se fait simplement. Il donnera là, une fois de plus, la mesure de ses qualités d’organisateur, de son aisance dans l’exercice de l’autorité et aussi de son jugement, de son sang-froid et de son courage dans les situations hasardeuses.

Qu’il était pourtant difficile, pour une autorité militaire officielle, de ne pas commettre de faux-pas dans cette région disputée entre les maquisards du Vercors voisin, la milice et les autorités allemandes, et dans cette période incertaine, où l’un de nos camarades prétendait avoir installé chez lui un système lui permettant de faire apparaître et d’éclipser, à volonté, le portrait du Maréchal, celui de Philippe Henriot ou celui du Général de Gaulle.

Le Commissaire Bertrand naviguait au milieu des récifs avec un calme olympien.

Je me souviens ainsi d’une fois où dans Annecy coupé complètement de l’extérieur par ses soins, la milice avait monté une gigantesque opération, sur plusieurs jours, de ratissage, de perquisitions et de rafles. Le Commissaire Bertrand, qui était venu passer le dimanche dans sa famille à Annecy, avait considéré qu’il devait rejoindre Menthon et décidé d’aller demander, pour cela, un laissez-passer au QG opérationnel de la milice. Pris au piège moi aussi (j’étais venu de Toulon seulement pour participer au baptême de la promotion 1943), je l’avais accompagné. Lorsque nous étions entrés dans la cour remplie de miliciens au repos, son uniforme de Marine à 5 galons avait provoqué une très vive surprise ; mais la stupeur avait vite fait place à la méfiance et à la hargne. Au moment où nous longions un gros camion, un gaillard qui y était juché s’était  mis à verrouiller et déverrouiller alternativement, à plusieurs reprises, la culasse de sa mitraillette, et avait lancé à la cantonade »  Si ce n’était que de moi, mon vieux, ce que je te les descendrais, ces officiers de l’armée de l’armistice ». Nous avions poursuivi sans sourciller, et il en imposait tellement par sa belle stature, son allure et sa dignité tranquille que les murmures s’étaient éteints d’eux-mêmes ; nous avions été reçus aussitôt, il avait discuté posément avec le chef des opérations en cours, nous étions repartis, et, en retraversant la cour, il semblait passer devant une garde d’honneur.

Un peu plus tard, le 14 juillet 1944, il devait avoir l’occasion, à Menthon-Saint-Bernard, de manifester un courage et un sang-froid remarquables. Ce jour là, pendant le déjeuner, une troupe de miliciens accompagnés de quelques allemands était venue fouiller l’agglomération, avec l’intention d’y arrêter des juifs. Le  « Pavillon des fleurs » où se trouvait le mess, avait été cerné, et un jeune « sous-lieutenant » de la milice, grossier et menaçant, était entré, mitraillette à la main, et avait interpellé « le responsable » en le traitant de « pouilleux ». Le commissaire en chef Bertrand, droit et très digne, avait alors braqué son arme sur lui en l’invectivant. Le Commissaire Bertarnd s’était tu, mais sans se démonter, et dès que l’arme s’était abaissée, il avait repris le fil d’un discours au ton posé mais à la substance dépourvue d’aménité ; la mitraillette s’était redressée vers lui… il s’était tu de nouveau ; elle s’était abaissée encore…il avait recommencé à parler. Menacé une nouvelle fois, il avait fait une nouvelle pause…, mais pour reprendre avec une fermeté inaltérée ses protestations, et terminer en interdisant formellement à la troupe en question l’accès de tous les locaux occupés par la Marine. Le milicien était alors parti en prétendant s’être trompé et en se confondant en excuses…

Après la libération le commandant des F.F.I. en Haute Savoie témoignera de son activité dans les termes suivants : «  Les officiers des Services de la Marine placés sous les ordres du Commissaire en chef Bertrand, ont assuré dans les conditions très difficiles et quelquefois dangereuses la bonne marche des services dont ils avaient la charge, en parfait accord avec la Résistance. Leur attitude en toutes circonstances et notamment vis-à-vis de l’occupant a été un exemple qui a contribué à la haute tenue morale de leurs hommes, dont toute la partie qui n’était pas indispensable au fonctionnement des services est passée au premier appel aux forces de la Résistance ».

L’année scolaire 44-45 s’écoule encore à Menthon, puis le Commissaire en chef Bertrand ramène l’Ecole à Toulon dans le courant de 1945 et en assume la direction pendant un an de plus, dans des conditions heureusement moins dangereuses, mais matériellement encore bien difficiles.

Promu Commissaire général de 2ème classe en août 1946, il est nommé Directeur du Commissariat de la Marine à Cherbourg en octobre de la même année, mais appelé, dès le mois suivant, à la Direction centrale, pour y occuper le poste de Sous-directeur… d’où le mot resté légendaire par lequel il avait, paraît-il, entrepris de consoler un officier qui se plaignait d’être désigné par un poste en 1ère région : »Mais moi-même, Monsieur X, j’ai failli aller à Cherbourg… ».

Après 4 ans à Paris auprès du Commissaire général Broussoles qui le dit le meilleur et le plus sympathique des collaborateurs, il fait campagne à Brest comme directeur. Ses regrets d’être séparé de sa famille sont cependant, atténués par l’hospitalité souriante de Madame Douillard qui l’invite, pratiquement tous les 15 jours, à venir passer son dimanche en d’interminables conversations avec l’  « ermite de Kersaint ».

Enfin, le 1er décembre 1952, il est nommé Commissaire général de 1ère classe et prend aussitôt les fonctions d’Inspecteur général du Commissariat.

Il y est évidemment soucieux du bon fonctionnement des services et il exécutera des missions d’inspection dans tous les ports de France et d’Afrique du Nord où le Commissariat est représenté, et même, en 1953, estimant que le soutien aux forces en opération ne doit laisser en rien à désirer dans les principaux points d’appui de la Marine en Indochine (il se trouve d’ailleurs à Nam-Dinh la veille d’un coup de main Vietminh particulièrement audacieux en pleine ville). Il s’intéresse aussi aux possibilités de ravitaillement dans les territoires d’outre-mer, ce qui le conduira à Djibouti, à Madagascar, à Dakar, Conakri, Abidjan, Douala, Pointe-Noire et Brazzaville . Il participe au Palais Royal aux travaux du Conseil des Prises et de la Commission Consultative des Marchés. Mais sa préoccupation essentielle est l’ensemble des questions de personnel, car il pense que, dans un corps à aussi faible effectif que le nôtre, menacé périodiquement de fusion avec l’Intendance militaire et le Commissariat de l’Air, c’est essentiellement la valeur des hommes, leurs qualités intrinsèques surtout, mais aussi leur bonne adaptation à leurs fonctions, qui nous permettra de survivre.

Son action dans ce domaine s’exerçait déjà lors du concours d’entrée, où son influence s’employait à favoriser les candidats chez lesquels il avait reconnu le meilleur ensemble d’intelligence, de jugement, de qualités de réflexions… ou, comme il disait « de bonnes réactions », même si leurs connaissances juridiques étaient moins approfondies que chez d’autres.

Enfin il était toujours disponible pour écouter avec compréhension les officiers exposer leurs soucis ou leurs doléances, et il savait trouver les mots appropriés à chacun. Combien en ai-je vu entrer dans son bureau, l’amertume ou la colère aux lèvres, et en sortir rassérénés. Son secret ? Il me l’avait confié un jour : « je leur dis toujours la vérité… Certes je suppose que ce n’était peut-être pas la vérité toute entière… et, en tout cas, il y avait la manière !  Il occupera ainsi les fonctions d’inspecteur général pendant la durée exceptionnelle de 8 ans et 6 mois.

Il en voit venir le terme sans hâte, sans regrets, et sans appréhension, trouvant même là, dans les derniers temps, une occasion d’interloquer ses visiteurs par cette réponse ambiguë, lorsqu’ils lui demandaient s’il n’allait pas se trouver un peu désemparé de se trouver bientôt sans activité régulière « absolument pas ! Je m’y prépare depuis huit ans… ». Car il avait un tempérament assez caustique, qu’il exerçait avec mesure dans les termes, et sans méchanceté dans le fond, mais « tous azimuts », voire, le cas échéant, vis-à-vis de lui-même.

Promu Grand Officier de la Légion d’Honneur pour compter du 4 juin 1959 il est admis dans la 2ème section à la date du 1er septembre 1961.

Peu après il occupait la présidence de notre association, et il occupait ce poste, qu’il n’avait jamais « postulé » et où, sans son insistance, il serait sans doute resté plus longtemps encore, jusqu’au 23 mai 1973. Cette façon de ne pas quitter complètement le Commissariat de la Marine, dont il connaissait peu ou prou la plus grande partie des membres, n’était d’ailleurs pas pour déplaire à son caractère éminemment sociable, et il n’en a jamais esquivé aucune obligation : c’est donc à juste titre qu’après onze ans de présidence effective, il avait été nommé Président d’Honneur.

Puis, après avoir semblé si longtemps ne pas vieillir, il avait commencé à ressentir les effets de l’âge. Vers 1973 il avait dû renoncer à la plongée en scaphandre autonome ; vers 1975 il avait contracté de l’emphysème ; à partir de 1976, il avait souffert de troubles cardiaques et été contraint de porter un stimulateur. Cet homme si amateur d’art que, tout jeune officier, il avait patiemment mis de côté un mois entier de solde pour acheter un petit bronze qu’il caressait depuis trop longtemps du regard dans une vitrine toulonnaise, qui avait su acheter, à une époque où ils étaient encore peu connus, et leurs œuvres financièrement accessibles à un officier sans fortune personnelle, un dessin de Fujita et un pastel de Suzanne Valladon, qui avait aimé s’entourer de lithographies de Rouault, avait peu à peu cessé de fréquenter les boutiques d’art de la rive gauche. Il avait renoncé à aider son grand ami, Monseigneur Bressoles, dans son « Œuvre de la Sainte-Enfance », puis même à s’occuper des œuvres de sa paroisse, et n’était plus sorti de chez lui que pour des séjours de plus en plus longs au Val de Grâce. Profondément chrétien, il voyait venir la mort sans angoisse, attristé seulement par l’idée d’abandonner son épouse.

Il repose dans le petit cimetière de Rabastens, dans le Tarn, près de sa mère et des deux tantes auxquelles il devait les joies de sa première jeunesse.

Pour ceux qui ne l’ont pas connu, je voudrais dégager les principaux aspects de sa personnalité.

J’ai déjà mentionné, dans les pages qui précèdent, son autorité incontestable, qui lui a toujours permis d’obtenir le rendement maximum de ses subordonnés, aussi bien civils que militaires, son jugement très sûr, ses facultés exceptionnelles d’organisation, son sang-froid, son humour et son cran.

Il était intelligent aussi, certes, avec un esprit méthodique et très clair qui lui permettait de travailler vite et bien, l’aptitude à dégager rapidement l’essentiel des questions et à les exposer de façon lumineuse, et un extraordinaire bon sens. Extrêmement distingué d’allure et de manières, il était en outre d’une humeur toujours égale, très psychologue, perspicace, et adroit dans les rapports humains. Enfin il joignait beaucoup de simplicité à une grande dignité, une loyauté totale et un sens élevé du devoir à beaucoup de tolérance, toutes ces vertus soutenues et nourries, d’ailleurs, par des convictions religieuses très fermes.

Mais c’est sans doute sa parfaite courtoisie envers qui que ce soit, que ceux qui l’ont connu retiendront comme la qualité la plus indissociable de son avenir.

Aussi, à l’intention de ceux qui auraient tendance à supposer qu’elle ait été due à un peu de timidité, ou qu’elle ait pu dégénérer dans certains cas en servilité, ai-je cru devoir rapporter ci-après un souvenir bien caractéristique.

A l’occasion d’une inspection, il avait pris rendez-vous pour faire visite à une haute autorité maritime. Nous étions arrivés ponctuellement à l’heure fixée et nous avions été invités à nous asseoir dans une petite pièce, à côté de la secrétaire, qui tapait assidûment, et passait à l’Amiral, au téléphone, les correspondants qu’il faisait appeler. Au bout de quelques 10 minutes je m’étais assuré que notre arrivée avait bien été signalée, mais sans résultat… Nous avions alors attendu quelques trente minutes de plus, témoins, malgré nous, et sans que l’Amiral s’en rende compte, des instructions qu’il donnait à sa secrétaire et des noms de ses instructeurs téléphoniques ; nous avions assisté, en particulier, à une série d’échanges relatifs à la réservation de places au théâtre. Je bouillais de colère, j’avais du mal à rester sur ma chaise, je jetais vers lui des coups d’œil réprobateurs, mais le Commissaire général restait de glace. Finalement on nous fit entrer. Mon chef s’avança tout souriant : « Je vois, dit-il à l’Amiral, que vous ne me recevez pas en Commissaire général, mais en ami… » Et comme celui-ci, interloqué, l’assurait qu’il le recevait aussi en commissaire général… « Non, reprit-il, d’un ton paternel… faire attendre un officier général pendant 40 minutes eut été indécent… (Très légère insistance en prononçant ce mot puis, comme on dirait en musique, un demi-soupir…)… avec un ami ce n’est pas la même chose !… C’est que, explique l’Amiral, j’ai énormément à faire… et des questions qui ne pouvaient attendre ». Je sais… reprit le Commissaire Bertrand, et, d’un ton quasiment indifférent, comme s’il énumérait des évidences, il fit allusion aux sujets de quelques instructions reçues par la secrétaire en notre présence et en particulier aux places de théâtre… Puis, dans la foulée, le plus naturellement du monde, il enchaîna sur des considérations d’ordre général, relatives à la Marine ou aux problèmes du port, laissant son interlocuteur récupérer de sa surprise et lui permettant de se réintroduire discrètement dans une conversation normale. Lorsqu’il prit congé, l’Amiral le reconduisit non seulement jusqu’à sa porte, mais sur toute la longueur de la galerie d’après. Il ouvrit la porte qui donnait sur l’escalier et s’apprêtait à nous accompagner encore, lorsque le Commissaire général, la porte franchie, se retourna vers lui et, après une allusion discrète au manque d’égards du début de notre visite, ajouta d’un ton ferme en saisissant la main de son hôte : « maintenant, c’est trop… Au revoir »… et il s’en fut, droit comme la Justice.

J’ajouterai, pour achever se situer l’homme et sa modestie foncière, que je ne l’ai jamais raconté cette anecdote.

A une époque où la plupart de ceux qui accèdent aux plus hautes fonctions brillent surtout par l’étendue de leurs connaissances, une technicité plus approfondie dans un secteur particulier, ou la supériorité de leur compétence professionnelle, Georges Bertrand a su tenir parfaitement son rang, sa vie durant, à l’honneur de notre Corps, par ses qualités « d’honnête homme ».

Commissaire général (2°S) Gouge. H